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un travail par les mains
un travail par les artéfacts
août 2023
Un an après mon entretien avec Jean-Charles Massera dans lequel nous posions des mots sur la démarche que j’ai entreprise voilà sept ans maintenant, après avoir tenté par différents moyens et dans différentes recherches de souligner les ombres, de les dissocier de la lumière afin de proposer un autre regard sur les choses, je commence aujourd’hui à prendre le temps de les regarder autrement.
Il me faut donc aujourd’hui catégoriser ces travaux dans deux champs principaux que j’appellerai « Ce qu’il reste » et « Ce qui sort ».
« Ce qu’il reste » regroupera les travaux où l’occultation du champ par les mains sera la méthode employée. Elle se rapproche en cela du mouvement pictorialiste de la fin du 19ème – début 20ème siècle, plus à travers la question de l’intervention humaine dans la création de la photographie que dans sa revendication en tant qu’art.
J’y continuerai de chercher à mettre en lumière les fantômes qui vivent avec nous, ou plus largement une sorte d’espace fantomatique à extraire du réel. Je tenterai encore de les révéler par l’apposition des mains devant l’objectif dans un temps plus ou moins long, avec des objectifs photo retravaillés, réagencés dans ce sens.
Ces fantômes, ces espaces se révéleront dans les paysages, les matières, les corps, ils seront là pour nous rappeler qu’ils sont la trace d’un autre monde qui vit à travers nous, qu’ils sont aussi un autre regard posé sur le réel.
En cela, on pourra parler d’une démarche visant à faire de l’hantologie par “inversion”, à savoir ne pas utiliser le passé comme outil de travail du processus de création mais comme une volonté de déconstruction par déchirement du visible et du présent afin de faire surgir l’invisible.
D’un autre côté et parallèlement, je travaillerai un autre champs que j’ai nommé : « ce qui sort ». Son origine naît d’un besoin de requestionner, d’ouvrir, les méthodes du premier champs.
Tout en ayant pour même démarche première de venir perturber le cadre de la prise de vue à sa création, celui-ci, suivant la démarche de Sapiens, délaissera l’instrument originel – à savoir le corps et plus particulièrement les mains – au profit de l’artefact.
Dans un mouvement presque contre-intuitif, il exploitera donc ces artefacts modernes déposés à l’intérieur du cadre de la photo afin de travailler sur la recherche des origines.
Il s’appuiera sur les réflexions de l’anthropologue Jean-Loïc Le Quellec. Celui-ci, dans sa théorie de la grotte originelle, parle de l’art pariétal des grottes comme l’évocation d’un bestiaire qui permettrait de continuer à faire sortir de terre les êtres qui naissent dans les empires du dessous.
Dans une volonté de reconstitution ou de reconvocation de ces êtres, et aussi possiblement de cette grotte, nous ferons donc appel à ces artefacts comme outils de matérialisation.
Enfin, comme un pont tendu entre ces deux champs, je me servirai de mon corps, confronté, mélé à des d’artefacts afin de questionner la rencontre entre ces deux méthodes, entre ces deux types d’outils de recherche, dans une série nommée : « ce qu’il reste de moi »
août 2022
JCM | Tu es connu comme scénographe et créateur lumière et vidéo dans le champ du théâtre. Or tu as récemment commencé un travail de l’image photo. À quand remontent tes premières images de celui-ci ?
AF | Les premières images datent de 2017 sur la plage du Havre avec les bateaux au loin. En format 16:9.
JCM | La première caractéristique formelle qui frappe lorsqu’on regarde l’ensemble de tes images, c’est l’occultation d’une partie de celles-ci.
AF | Pourquoi ça m’a traversé l’esprit d’occulter…? Au début, j’ai commencé par déboîter l’objectif du corps de l’appareil. Pour faire entrer la lumière de manière incidente. Je tenais l’objectif devant le boîtier, en laissant ainsi un peu d’espace entre les deux. La lumière rentrait par ces espaces et venait perturber l’image. C’était une manière de faire entrer une certaine part d’inconnu à la prise de vue. Ça c’était en 2014-2015.
J’ai commencé la photo à la fin des années 90. Il y a 30 ans donc. J’ai 15 – 20 ans et je veux essayer des trucs. Pendant ces premières années, je voulais tester, expérimenter. Je prenais mes photos de biais, désaxées, je les développais dans la cave (ce qui – finalement – aura son importance 30 ans après !) et je les surexposais, je les fatiguais, bref je cherchais des trucs !
En 2014, le numérique s’est implanté et je découvre les appareils mirorless – sans miroir. L’avènement de ces appareils permettait d’avoir une vraie idée de ce que l’image va rendre, dans le viseur, avant la prise de vue, wysiwyg comme on dit. C’est là qu’est revenue l’idée de perturber la photo à la prise de vue. Donc j’ai commencé à déboîter l’objectif et l’étape suivante, en 2017, a été de mettre la main devant l’objectif. Et donc finalement, aller à la manière la plus simple de perturber l’image ! À la limite de la faute technique !
JCM | Mais pourquoi mettre la main devant l’objectif, pourquoi perturber l’image ?
AF | En fait, bizarrement, quand j’ai commencé à faire ça, je crois que c’était pour jouer avec le cadre. Pour le redéfinir. Faire un cadre dans le cadre. Travailler ces questions à l’intérieur même du cadre. Pour cela, d’un côté il y avait la possibilité de ramener le travail de la main, de l’artisanat dans le processus de fabrication et de l’autre, les possibilités induites par un outil technologique assez avancé. Et puis après, Il a fallu que je comprenne cette nouvelle grammaire, et que je la travaille, que je la fasse progresser. Et, au bout d’un temps la perturbation est venue envahir le cadre, non plus le redéfinir.
Et puis, c’est aussi un retour aux sources – j’ai commencé avec le développement du tirage argentique. On éclairait un papier photosensible et on allait travailler son exposition dans le temps du tirage. Quand on voulait masquer des choses, on avait des caches en papier au bout de tringles métalliques et on masquait des parties du tirage ; ou des cônes de papier pour pouvoir rediriger la lumière, accentuer ou atténuer certaines zones, en masquer d’autres (ce qu’on peut faire maintenant avec Photoshop et autres).
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de faire ce travail d’exposition différenciée au moment de la prise de vue, au début, et non au développement, en fin de processus. Actuellement, je travaille plus avec une pause longue. Au départ je prenais un temps de pause rapide, ce qui faisait que le travail de la main était pris dans la fraction de seconde – ce qui donnait une coupure assez nette du champ. Couper net au milieu de la photo, de manière artificielle avec la main, c’est ce que j’appelle un peu le “hard edge”, en référence au mouvement du même nom. Après j’ai commencé à éloigner la main de l’objectif, je suis passé de la paume aux doigts alignés, puis je les ai décalés, éloignés de l’appareil, une sorte de passage à ce que j’appellerais le “soft edge”. Donc en fonction de l’objectif, la frontière était plus ou moins marquée. À partir du moment où on recule la main, la lumière de l’environnement vient éclairer la main, la frontière se trouble.
Le passage au noir et blanc a constitué une troisième étape. Un passage qui évitait que la couleur de la peau vienne en contradiction avec son environnement, ce qui permettait de se retrouver avec un rapport d’ombres et de lumières et non plus de couleurs. C’est ce qui m’a amené là où j’en suis aujourd’hui, et qui consiste à travailler sur la pause longue.
JCM | Qu’est-ce que cette pause longue a apporté au développement de ton travail ?
AF | Une pause longue, de 4 ou 5 secondes au départ, 10 et plus en ce moment, permet de mettre ses mains en mouvement. Faire danser ses mains devant l’objectif et permettre ainsi de sous-exposer certaines parties de l’image, par couches qui s’empilent dans le temps, ça a un côté un peu chamanique. Dans le temps de la prise, on dépose des couches d’ombres comme des couches de sédiments qui viennent s’appliquer sur le sujet originel. Là, on passe du “hard edge” (redéfinir le cadre) au “melted edge” (faire fondre les frontières, les bords), en ce sens que c’est l’image entière qui est redéfinie et que les frontières à l’intérieur de l’image sont elles-mêmes redéfinies à partir de cette danse. Comme sculpter la lumière qui rentre dans l’appareil. Un peu comme quand on était mômes et que l’on passait une flamme sous un papier blanc pour en faire une vieille carte au trésor… Et puis, techniquement, quand on fait une pause longue, il y a un black-out, dans le temps de la prise de la photo. De fait, à ce moment-là, on ne voit plus rien à l’écran, lequel est aveugle. On voit un écran noir. Aussi, on doit projeter sur la cible – sur son cadre, le mouvement de ses mains et essayer de s’oublier dans le mouvement, presque “devenir le mouvement”. C’est une projection mentale de la manière dont on veut redessiner, “reshape”, l’image. Il faut focaliser sur la cible et projeter mentalement dans cette danse et dans ce temps ce que le sujet va traverser, ce qui va être saisi par l’appareil et ce que ses mains arrivent à laisser passer, ce qu’elles retiennent dans ce temps long. Ce qui m’intéresse aussi dans cette idée de pause longue, c’est que – par rapport à l’idée initiale – ça apporte de la complexité, ça fait entrer plus de hasard, ça force encore plus la part artisanale.
JCM | Et comment fais-tu pour que tes deux mains apparaissent à l’image ?
AF | J’ai longtemps employé le retardateur de l’appareil qui me laisse un temps limité pour replacer mes mains – qui doivent avoir une position prédéterminée dans mes répétitions. Ensuite j’ai bricolé un déclencheur au pied avec une pédale pour avoir les deux mains déjà prêtes dès le début de la photo. J’ai aussi réadapté des objectifs de projecteurs diapo que j’ai remonté sur le boîtier. Ces objectifs ont la particularité d’avoir un diaphragme fixe et ont des propriétés optiques un peu vieillottes qui interagissent de manière particulière avec les mains. Je me suis aussi aperçu qu’en mettant un obstacle devant l’objectif, on pouvait, dans certaines conditions, obtenir un effet qui existait avec la camera obscura. Là on peut le faire à plusieurs endroits (alors qu’avec la camera obscura, on part d’un seul point). Si on croise les mains par exemple, on peut avoir quelques interstices. Sur certaines photos, j’ai des images qui se dédoublent, qui se dilatent, qui se retournent, qui se sur-impriment…
JCM | Ça c’est la technique et là où tu en es.
AF | Oui même si maintenant j’oscille entre temps long et temps court en fonction de ce que je veux faire du cadre, de ce que je veux raconter. Et puis je reviens à la couleur, mais je mets des gants noirs si je veux éviter la tonalité de la peau. Et j’explore aussi l’idée de me servir d’autres parties de mon corps pour faire, pour prolonger le masque. Bref, j’essaie dans le même temps de développer de nouvelles recherches, techniques et aussi d’empiler, de revenir à celles déjà acquises ; un grand champ de bricolage.
JCM | Comment tu choisis ce que tu photographies ?
AF | Cette technique a une grosse incidence. Disons qu’elle me propose un autre regard sur le monde. Toutes les choses que je vois passent au travers de ce prisme-là. Je vois ensuite ce qu’il en ressort. Évidemment j’ai des sujets de prédilection ou des travaux particuliers à un moment donné, mais il y a toujours cette idée qui consiste à savoir ce qui se passe une fois le sujet passé à travers ce prisme-là. Et puis, c’est une technique qui demande de la pratique, de l’entraînement. Du coup, à un moment donné, je peux travailler plus particulièrement sur un sujet, mais vu que dans le même temps je ‘’m’entraîne’’ et je découvre ou approfondis des techniques, cela fait qu’à la fin, tout se mélange un peu en fait.
JCM | Est-ce qu’à travers ce processus tu as découvert des pistes, des orientations de travail que tu as ensuite suivies ?
AF | En fait elles sont liées à l’évolution du processus. Les choses avancent en parallèle. Les paysages – au sens large – je les redécouvre avec ce processus et ensuite je me demande comment j’ai envie de redessiner, “reshape” – resculpter l’image, le paysage… Qu’est-ce que tu as envie de mettre en avant ? Comment je vais travailler l’équilibre de l’image ? Comment j’ai envie de re-regarder cette personne, cette architecture, ce paysage. Et c’est d’ailleurs pour ça que je m’amuse à prendre des photos témoins de ce que je photographie, sans intervenir dessus, pour voir d’où ça part et ce que je fais. Ce qui permet de comprendre ce que je veux soustraire ou mettre en avant, et ce que ça engendre, cette façon de relire le monde, de le re-regarder. J’ai l’impression de chasser ou de révéler des fantômes qui sont présents dans l’image – invisibles – et de les révéler (au sens photographique ou mystique, va savoir) avec ce travail. Donc voilà, pour filer la métaphore, je pourrais te répondre que ce processus m’amène à débusquer les fantômes et à les saisir, les capturer sur une plaque photographique, quelque chose comme ça.
JCM | Ce qui m’a marqué dans les premières images de ton travail que j’ai pu voir, c’était ce que tu soustrais au monde…
AF | Dans ces premières images, la question c’était qu’est-ce que j’occulte, qu’est-ce que je retire, qu’est-ce que je soustrais. J’essayais de construire un dialogue entre ce qui reste et ce qui a disparu. Ce qu’on peut décliner en passé / présent, connu / inconnu, visible / invisible, ce qui est / ce qui n’est plus, etc.
Il y a une théorie en cosmologie qui s’appelle l’Univers-bloc. L’idée en gros, c’est de dire que présent, passé et futur coexistent. Ce n’est pas parce que tu ‘’quittes’’ le passé qu’il n’existe plus. Pareil, le futur existe de tout temps avant même que tu le rencontres. Notre notion du temps n’est qu’un arrangement pratique pour nous. Et donc, pour en revenir au sujet, ce n’est pas parce que j’occulte une partie de l’image qu’elle n’existe plus. C’était donc aussi l’envie de jouer sur cette notion-là, c’est pas parce que j’occulte une partie de l’image qu’elle n’existe plus, juste qu’on ne la voit plus. Tu n’as pas précipité ton sujet dans le passé ou dans l’inconnu en l’occultant, mais il s’est passé un truc, il est là sans être là.
Tu vas me dire, c’est le même principe quand tu définis ton cadre, tu choisis ce que tu gardes. Ici, je voulais faire rentrer ces questions au sein même du cadre. Et puis après, j’ai appliqué cette idée sur des séries. Je prenais en photo des personnes à qui je demandais de traverser le cadre, en partant de la partie visible jusqu’à la partie occultée afin de voir la partie disparition se mettre en œuvre.
Bref, mélanger deux notions autour de la question du temps, à savoir cette barrière entre passé et présent d’un côté, et de l’autre, le temps comme mouvement. Et ce qui est drôle c’est que d’une certaine façon, la pose longue permet de faire une moyenne de ces deux notions, ou de les associer d’une autre manière.
JCM | Et avec les paysages et la ville, comment cela se travaille ?
AF | Ça se travaille avec l’idée de redéfinir, à la manière d’une sorte de Deus ex machina mais qui ne pourrait pas agir réellement sur son sujet, qui simplement y projetterait ses fantasmes. On choisit de retirer une part de la ville à elle-même, d’en gommer une partie, et de voir ce qu’il en reste, quels fantômes y habitent, quelle image habite dans l’image, quel autre paysage attend dans le paysage, quelle autre ville habite la ville.
JCM | Comment es-tu passé du format 16:9 au format carré ?
AF | Au début, je ne me suis pas du tout posé la question du format. J’ai travaillé à partir du format natif qui m’était donné. Jusqu’au moment où je me suis aperçu qu’il y avait un problème de déséquilibre : En ce sens qu’à partir du moment où l’on coupe le cadre existant, celui-ci offre trop de longueur par rapport à sa hauteur. Avec le carré, les proportions me semblaient plus justes, plus équilibrées, par rapport au projet initial qu’avec un rectangle. L’idée de couper un rectangle, le format que ça proposait en sortie, ne répondait pas tout à fait à la question : “qu’est-ce que j’occulte, qu’est-ce que je garde ?”. C’était une manière d’apurer le projet, d’aller plus au fond de cette question-là. Mais je pense que je reviendrai à d’autres types de format.
JCM | Ce qui est à la fois étonnant et intéressant c’est que tu ne sembles pas t’être appuyé ou même avoir eu connaissance des travaux sur le support de l’image fixe ou mouvement qu’ont pu opérer des artistes des avant-gardes historiques en Europe ou en Amérique du Nord au début des années 70 dans le champ de la vidéo ou du cinéma expérimental.
AF | En fait, je crois que ce qui a été important pour moi, ça a été l’idée qu’on avait le droit d’expérimenter, de bricoler. C’est dans le champ du théâtre que j’ai acquis une sorte de légitimité à le faire. Mais, au théâtre, ça reste un travail qui, de part sa nature, doit s’intégrer à celui d’une équipe de création, qui est soumis à une certaine obligation de résultat. La photographie m’offrait un champ d’expérimentation plus solitaire, quitte à réinventer le fil à couper le beurre. À partir de l’idée originelle de ce projet, j’ai voulu dérouler la bobine de fil et voir où ça me mènerait, et où ça continue à me mener. Juste l’idée de travailler la chose dans ma caverne. Alors, évidemment, je ne vis pas hors du monde, je suis perméable et influencé par ce qui s’est fait et ce qui se fait aujourd’hui. Mais ce sont surtout les avant-gardes du début du XXème qui m’ont accompagné. J’ai découvert récemment que Moholy-Nagy avait dit que le photographe est un ‘’manipulator of light ‘’ ; il parle de l’organisation de la lumière et des effets d’ombres. Rétrospectivement, j’ai dû prendre l’idée au pieds de la lettre !
JCM | Est-ce que tout ton travail de scénographe et aussi et peut-être surtout de créateur lumière pour le théâtre ont, ou ont eu une influence sur ton travail avec la photo ?
AF | Bien sûr ! En particulier si on regarde comment mon travail dans le théâtre s’exerce chronologiquement. Dans un premier temps, on pense un décor, on le fait construire et puis, enfin, on le pose sur un plateau de théâtre. Ce jour-là, pour des raisons pratiques, on travaille dans des lumières de service sur le plateau, avec des lumières neutres donc. C’est un moment purement technique dans la création de théâtre. En fait, tu vois arriver ton décor livré par un semi-remorque, puis monté par une équipe et à la fin de la journée tu as un décor qui jusque là n’avait été représenté que par des croquis ou des modélisations 3D et là, tu te dis : “mais c’est irregardable !” Toi en tant que scénographe, tu vois ton décor dans sa plus simple neutralité. Ensuite, arrive donc le créateur lumière et donc à ce moment-là, je change de casquette. Là, il suffit alors qu’on éteigne la lumière au plateau, que tu ne mettes qu’un projecteur pour commencer à redessiner le travail du scénographe, et te réapproprier son espace. Avec cette image galvaudée mais assez juste d’employer un pinceau de lumière, le créateur lumière revisite, relit, “reshape”, resculpte, restructure l’espace proposé. Là, le parallèle avec mon travail photo qui consiste à choisir un paysage -au sens large- et le redéfinir, le redessiner par le masquage des mains est très net pour moi. La différence étant que les mains jouent plus le rôle de pinceaux d’ombres, si on a envie de poursuivre sur cette image.
JCM | Ce qui est intéressant c’est que tu occupes les deux fonctions artistiques au théâtre : tu ne revisites et “reshape” pas le travail d’un autre, mais le tien.
AF | C’est effectivement ce travail schizophrène au théâtre qui me permet d’être aux deux endroits en même temps. Et pour la photo, la même schizophrénie opère : dans un premier temps tu définis un cadre (de celui proposé par un environnement sur lequel tu n’as pas de prise, comme un bâtiment, à celui déterminé par ce que tu y places à l’intérieur dans un travail en studio) Mais dans tous les cas, une fois que tu as posé ce cadre-là, tu viens opérer un travail de reconstruction, de relecture, de réappropriation du champ-même que tu viens de définir…
JCM | Là il y a une singularité dans le processus qui vient clairement de la double casquette que tu as dans le champ théâtral – champ dans lequel tu fais aussi beaucoup de création vidéo. Est-ce qu’il y a également un lien entre ce travail de la vidéo et ton travail de la photo ?
AF | Je n’y vois pas de liens directs et évidents. Si ce n’est que, en vidéo, je travaille beaucoup avec l’idée que ce que tu projettes est transformé par la surface sur laquelle tu projettes. Encore une fois, tu pars d’une image d’origine, qui n’est pas nécessairement très intéressante en tant que telle, et c’est le processus de la projection qui l’amène à devenir autre chose.
JCM | C’est intéressant parce que formellement, comme ça de loin, on pourrait se dire que le pont entre tes deux pratiques passe par là.
AF | Il passe plus par ce qu’on vient de se raconter, plus par construire une image dans un premier temps puis la redéfinir ou la déconstruire dans un second temps, plus l’articulation scénographe / créateur lumière.
JCM | Il y a une autre articulation qui retient mon attention, c’est celle qui se joue entre la rigueur de la pensée dans le processus de création, celle qui te fait faire les choix et les différentes étapes techniques dont tu m’as parlé, et l’artisanat – ce qui se produit de manière aléatoire dans ton travail.
AF | À cela il faut également ajouter la répétition, parce que tout ce processus nécessite également beaucoup d’essais et d’erreurs ; et arriver à se mettre dans une certaine condition, trouver un certain état. Et puis de répétition en répétition, de black-out en black-out, essayer de comprendre. On en revient un peu au champ du théâtre et au travail de répétition qui va avec. Donc pour essayer de te répondre, ce projet c’est en quelque sorte un point de rencontre entre effectivement un processus de création, un artisanat qui en découle, l’aléatoire qu’il engendre, et le besoin induit de répétitions. Bref, un gros bricolage!
JCM | Et pour finir par une question aussi inévitable qu’intéressante : et en ce moment, tu travailles sur quoi ?
AF | En ce moment je travaille plus particulièrement autour de deux axes, l’un portant plus sur l’approche ”technique” et l’autre d’ordre thématique. Ces deux réflexions, ne se croiseront peut-être pas dans les différents projets à venir. Pour ce qui est de l’axe technique, j’essaye de faire masque avec mon corps, de prolonger la main, quelque chose de cet ordre là. Je suis aussi à la recherche d’objets, d’artefacts qui pourraient la remplacer. Et pour ce qui est de la thématique, je cherche à voir, à expérimenter, en quoi ce dispositif modifie mon rapport à l’autre. En quoi il peut faire émerger une autre perception de l’autre. J’essaie de m’inspirer du courant constructiviste et de l’idée que nous ne saisissons pas le réel, mais notre interprétation de celui-ci.
En sous-couche, je travaille sur la question de la vérité ou véracité de l’image. À l’heure où tout le monde est familiarisé avec l’idée que l’on peut complètement refaire les images, les retoucher sans limite, qu’est-ce qui se passe quand on met cette modification du réel au début du processus de création ?